mercredi 27 août 2014

Interview de Darco FBI




Tu as une double culture (française et allemande). Peux-tu nous dire ce qu’elle a déterminé chez toi et dans ton travail ?
Effectivement je suis né à l’étranger. Je suis venu en France quand j’étais tout petit, vers 6-7 ans. Ne parlant pas français, il a fallu que j’aille dans une école étrangère en France. J’ai grandi avec ces deux cultures qui sont assez opposées mais très enrichissantes. Ça m’a permis d’avoir une vision plurinationale par rapport à tout. Et pour le graffiti writing, pour le hip-hop, ça m’a donné rapidement envie d’aller voir ce qui se passait ailleurs qu’à Paris. Je n’étais pas tout seul dans ce cas là. Il y avait un autre Franco-allemand dans notre groupe, Gawki. On est allé voir ce qui se passait en Allemagne. À l’époque en France les gens ne partaient pas du tout à l’étranger, et en sens inverse les étrangers n’étaient pas forcément bien accueillis en France. Pour moi le fait d’avoir été immigré et confronté jeune à ça m’a donné l’envie d’aller voir ailleurs et rencontrer des gens, trouver des affinités artistiques avec eux. Et dans le hip-hop, je pouvais rencontrer aussi bien des DJ que des danseurs, des MC ou des graffeurs.


Concernant le développement du graffiti à ses débuts, quelles différences as-tu pu observer entre la France et l’Allemagne ? 
La particularité de la France c’est que tout se passait à Paris au début. Ailleurs c’est venu plus tard. En Allemagne au contraire c’est une fédération donc il n’y a pas qu’un seul centre mais plusieurs. Cela se ressent dans tout, et dans le hip-hop et le graffiti aussi. Chaque endroit a son style et sa façon de faire, son courant, ses protagonistes, sa culture. Et toutes les villes sont complémentaires.  Par exemple à Munich, il y avait une grande facilité à faire de grandes fresques parce que des immenses murs dans le centre-ville visibles par tout le monde ont été donnés aux graffeurs  pour s’exprimer. Il y a donc eu une tolérance et même un soutien de la part de la Ville en parallèle d’une répression et de poursuites assez drastiques puisque la Soko Graffiti – "Sonderkommission-Graffiti", la police anti-graffiti – a été la première en Europe avec la Hollande. À Berlin il y avait du graffiti en général, mais pour le writing il y avait peu de chose. Par contre à Dortmund il y en avait beaucoup parce qu’ils étaient influencés par Amsterdam. C’était plus « vandale » (même si j’aime pas trop ce terme parce qu’il est péjoratif) puisqu’il y avait peu de murs d’expression libre et de volonté politique allant dans ce sens, bien au contraire. C’était plus une recherche d’efficacité et de quantité qu’à Munich où la recherche était artistique.


Le groupe FBI (Fabulous Bomb Inability) auquel tu appartiens est varié dans ses pratiques, un peu à l’image de l’Allemagne que tu évoques. Comment vous êtes-vous réparti les rôles ?
Au départ FBI a été crée en France, on était quatre (moi, Gawki, Scale et Croy2). On a surtout fait des voies de chemin de fer autour de Saint-Lazare et l’Ouest parisien. Très tôt nous avons voyagé et rencontré d’autres graffeurs. Des Allemands mais aussi des Anglais. On a voyagé et peint ensemble. Ce qui nous intéressait n’était pas de faire des fresques dans des terrains vagues ; d’abord parce qu’il y en avait pas beaucoup et ensuite parce que les fresques n’étaient pas visibles par d’autres gens que ceux qui s’intéressaient à la culture hip-hop. Ce qui nous intéressait était de montrer des graffitis de la meilleure qualité possible à des endroits visibles par tout le monde. Donc on a peint le long des voies ferrées presque exclusivement des graffs en couleurs de façon un peu complexe. Et quand on a pu s’exprimer sans les contraintes du risque, on est allé peindre ailleurs en France et à l’étranger. Très vite on a fait des fresques avec des concepts. C’est-à-dire pas seulement des patchworks de graffs, avec un même fond par exemple, mais une fresque avec un thème, des idées que chacun interprétait à sa manière.

Parle-nous de cette fameuse ligne Saint-Lazare…
Il y avait des chromes mais surtout des fresques élaborées, c’est sa particularité. Même pendant la période où il n’y avait plus Stalingrad ou d’autres terrains où les gens peignaient.
 
Comment parlerais-tu de ton style et de ceux que vous avez développés avec les FBI ?
Je ne peux pas parler de mon style en fait, mais j’ai passé des nuits entières à dessiner des bouts de flèches, des lettres, des mots, avec Gawki ou Scale notamment. On essayait de trouver des nouvelles phases, des nouvelles formes, des nouvelles dynamiques, des nouvelles gestuelles et d’interpréter ce qui a été importé des États-Unis, comme ont fait tous ceux qui n’habitaient pas New-York à l’époque. Et trouver quelque chose pour faire la différence. Mais je n’aime pas trop expliquer les choses. Je trouve que beaucoup de gens passent plus de temps à expliquer, ce qui enferme le regard du spectateur. Et moi j’ai plus envie de laisser libre cours à l’imagination de quelqu’un.


Tu as peur que l’on t’enferme dans une case où tu ne puisses plus en sortir ?
À la base on expliquait rien. On mettait notre nom, notre blaze quelque part et puis voilà. En essayant de le faire le mieux possible selon le contexte, qu’on ait un quart d’heure, deux heures ou qu’il fasse nuit. Je ne peux pas en parler. Ça s’apprend dans les écoles d’art, mais pas à l’école de la rue qui à mon sens est un peu plus pure (sourire).   


Contrairement à de nombreux graffeurs qui ont été stoppés par la répression de la SNCF, toi tu as réussi à renverser les choses en continuant à imposer tes graffitis le long des voies ferrées même après ton arrestation en 1989…
Oui, après c’était pas très agréable de se faire arrêter, en plus ça a duré longtemps. C’était la première fois que l’on faisait un procès à un graffeur en France. Il y avait une grosse incompréhension et un micmac politique : à l’époque il y avait les problèmes des banlieues et des bandes. Tout ça venait d’arriver et on a tout mis dans le même sac. Effectivement ils en ont chopé un, et c’était moi. Ils ont voulu surtout statuer un exemple [une peine de 3 mois et demi de prison ferme plus l’équivalent de 114 000 euros transformé en travaux d’intérêts généraux après appel NDLR]. J’avais tellement plus rien à perdre que je suis allé voir différentes personnes pour discuter. À l’époque en plus il n’y avait pas d’historique sur ça en France. Ma démarche n’était pas du tout dans la destruction. D’ailleurs elle ne l’est toujours pas. J’ai toujours voulu peindre quelque chose que je trouve joli sur un endroit qui ne sert à rien visuellement ; que ce soit un transformateur ou un mur sous un pont. J’ai pu expliquer ça à différentes personnes de la SNCF qui ont compris que ces fresques plaisent mieux aux gens que des murs monochromes, gris, moroses ou sales. Elles m’ont d’abord demandé d’exécuter mes heures de TIG en substitution de la peine de prison initialement prononcée. (Au départ en nettoyant des trains, puis en faisant une fresque dans une station). Alors que mon travail d’intérêt général était terminé, elles m’ont commandité plusieurs fresques à plusieurs endroits.


Notamment à l’entrée de la gare du Nord ?
Pour l’entrée de la gare du Nord, j’avais été appelé plus tard, en 1994 : j’avais fini mes TIG et les quelques fresques qu’on m’avait demandé en plus et je ne devais plus rien comme argent à la SNCF. Le service équipement de la gare du Nord m’a rappelé. Il y avait un programme de restauration. Ils m’avaient un peu dit les idées qu’ils avaient et on a travaillé ensemble sur leur élaboration. En terme artistique et sur les couleurs par exemple. Ils ont fait appel à plusieurs autres artistes et à moi ils m’ont demandé de faire deux fresques. Elles sont restées des années sans qu’on y touche.


Finalement n’est-ce pas un peu grâce à la SNCF que tu as pu répondre à des commandes par la suite ?
Non, car mes premières commandes je les ai faites en 1986, donc avant le procès qui était en 1989-90. Ce qui était bizarre pour les gens que j’ai rencontrés, comme les directeurs de la SNCF, c’était de voir que l’image qui était véhiculée autour de moi, celle qu’ils avaient dans la tête et que souvent les gens ont dans la tête même encore aujourd’hui, ne correspondait pas du tout à l’individu qu’ils avaient en face d’eux. Je n’étais pas dans la destruction. Pour moi ce n’était pas une recherche d’adrénaline même si il y a eu beaucoup d’aventures. Mais ça ne faisait pas partie de mes motivations pour aller peindre. Moi, il fallait que je peigne, point final. 

C’est vrai que j’essaie un peu de te faire dire qu’il y a d’un côté le vandale et de l’autre la fresque mais je me rends compte que pour toi c’est la même chose…
Oui, c’est la même chose. Dès le départ j’ai peint aussi bien dans la rue que chez moi sur des petits formats, ne serait-ce que pour essayer la peinture : au lieu de peindre 10 ou 20 m2, j’en peignais un et ça me permettait d’utiliser moins de peinture pour faire des essais. Dès le départ j’ai dessiné ou peint en illégal, dans des terrains, sur des murs autorisés ou commandés. Et ça c’est toujours le même truc, c’est toujours le même mec qui peint. Pour moi le support est vraiment secondaire : il peut être en béton, en tissus, en bois, en verre, en n’importe quoi… c’est plus le contexte et l’endroit qui est intéressant. L’acte de peindre en lui-même est important et pas seulement pour  « l’aventure ». Pour certains le chemin pour aller là où l’on va peindre est parfois plus important que l’endroit où l’on peint, ou que l’œuvre en elle-même. Et moi non, c’est la peinture. Ça nous est arrivé de peindre sans savoir véritablement comment était le support. Et quand pour diverses raisons on ne pouvait pas peindre là, on allait ailleurs. Ce qui est important c’est le geste que j’effectue et qui projette de la peinture. C’est très important cette chorégraphie et ce qu’il en reste.


Les fresques commandées demandent des compromis…
Évidemment que l’on doit faire des compromis parce qu’il y a  un commanditaire, quelqu’un qui veut un résultat. Après, souvent j’ai eu la chance de tomber sur des commanditaires plutôt intelligents qui finalement veulent quelque chose de qualitatif et non pas une simple illustration de leur entreprise. Par exemple peindre des croissants sur le mur d’une boulangerie, je l’ai fait quelques fois quand j’étais plus jeune mais j’ai très vite compris que ça n’était pas ça que je voulais faire. J’ai besoin d’une liberté artistique. Il faut que tout le monde respecte tout le monde, son travail et sa volonté. Et ça peut envoyer tout le monde vers le haut : l’artiste parce que c’est un challenge qui le force à explorer des domaines auxquels il n’avait pas forcément pensé à explorer et le commanditaire a un travail de qualité. Une boulangerie qui a sur sa façade des croissants tagués (et je dis « tagués » exprès) parce que ça fait branchouille, tout le monde s’en fout. En revanche la même boulangerie qui va avoir la fresque d’un artiste dans le respect de son style et de sa démarche artistique, à mon avis c’est d’autant plus intéressant pour la boulangerie et évidemment pour l’artiste aussi. Après c’est un travail, et tout travail mérite salaire. Si on accepte n’importe quoi ça veut dire que ce que tu fais ça ne vaut rien. Ça veut juste dire que t’es une merde et que ton travail n’a pas de valeur et indirectement tu craches sur ta propre culture. Et c’est ça que je ne comprends pas. Si cette culture du graffiti writing est importante pour quelqu’un, pourquoi cette personne se permet de la travestir et de la pervertir ?  


Oui mais on pourrait avancer comme contre-argument que l’argent fait partie du système de perversion…
Dans ce cas-là tu restes chez toi et tu peins dans la rue de nuit et tu ne fais aucun plan. Et si tu acceptes un plan en le faisant gratuitement, et bien je trouve ça pire. Pendant des années j’ai lutté parce que pour moi cette culture et cette peinture est tellement noble, qu’on ne peut pas l’acheter. Mais pour pouvoir continuer à peindre et assouvir ma passion, j’ai choisi d’être peintre et de la commercialiser. Quitte à le faire, autant que ça soit le moins pire possible…

Tu n’écris pas seulement « Darco » dans tes productions. Pourquoi changes-tu de nom dans tes peintures ?
Souvent les graffiti-artists utilisent plusieurs noms, mais je vois à quoi tu fais allusion. Sans en parler explicitement, disons que je suis un petit peu schizophrène, pas forcément dans le mauvais sens du terme. Ça me permet de dissocier mon nom d’artiste officiel, ma démarche professionnelle et ma culture à laquelle appartient ce mouvement pictural noble qui va pour moi au-delà des limites de l’art. Mon nom d’artiste c’est Darco, je l’écris quelques fois mais il y a d’autres lettrages qui me tiennent à cœur, que j’utilise. Je ne suis pas un « Bomber » dans le sens ou je ne fais pas des panneaux publicitaires avec mon nom de manière bien lisible et clignotant. Au contraire je prends ce symbole, ce pictogramme, pour le transformer totalement. Je ne cherche pas à ce que ça soit lisible. C’est une scission un peu symbolique de ces deux mondes et un hommage à cette culture qui m’est très chère.


C’est une manière de protéger ton lien intime avec la culture du graffiti…
Oui, même s’il n’y a pas vraiment de secret. Je n’en parle pas parce que j’ai le choix finalement…

Les ventes aux enchères de graffitis proposent des œuvres hétéroclites : on y trouve aussi bien un dessin d’Ernest Pignon-Ernest qu’un wildstyle ou un pochoir. Qu’en penses-tu ?
Après il y a un gros problème de terme. Le terme « graffiti » est un fourre-tout un peu péjoratif en plus, donc il a fallu en inventer d’autres. Sur ma première carte de visite dans les années 80 il y avait marqué « artiste urbain ». Et aujourd’hui on y revient. Il y a eu « art de rue », « street art » et « art urbain »… Dans beaucoup de ces endroits on trouve aussi bien des pochoirs que des affiches que des installations etc. plein de trucs qui sont assimilables à de l’ « art de rue » mais qui souvent n’ont aucun rapport avec le graffiti writing. Pourtant c’est uniquement grâce au graffiti writing que ce marché-là existe encore aujourd’hui. Et ça je trouve qu’on le dit pas assez. À un moment les graffitis un peu punk ou les pochoirs des années 80 avaient totalement disparu contrairement au graffiti writing au sujet duquel pendant 30 ans on a entendu que c’était une mode et que ça allait partir. Et puis finalement on se jette dessus, donc c’est bien.

Les graffeurs ont été exploités sur le coup…
Oui, quand on labellise une exposition « graffiti », c’est pas forcément du graffiti qu’on y trouve. Et tout ça n’existerait pas s’il n’y avait pas eu quelques vandales au départ.
 
Quels peintres admires-tu, t’influencent ? 
Au départ je m’intéresse surtout à la BD et à l’illustration. Et c’est ma pratique autodidacte et intuitive de ma peinture qui m’a mené par la suite à m’intéresser à des peintres ou des artistes visuels. Je n’ai pas de formation artistique, je ne suis pas historien de l’art, ni spécialiste d’art contemporain mais j’ai vécu et je continue à vivre un courant artistique depuis son début en France et à ce titre là j’ai pu m’intéresser à d’autres formes d’art. J’aime beaucoup Georges Mathieu par exemple, M.C. Escher, mais aussi des illustrateurs de BD comme Druillet, entres autres.


Tes lettres s’affranchissent du domaine de l’illustration qui t’intéresse au départ, là c’est plutôt non figuratif…
Je n’ai pas envie que les gens arrivent à lire. Si j’en avais envie, je le ferais. Mais je trouve plus intéressant cette liberté du regard. Je fais une peinture non figurative et non pas abstraite, basée sur l’écriture d’un nom. Après je m’éloigne de la fonction initiale d’une lettre ou d’un symbole pour me concentrer sur le jeu des formes, des couleurs et surtout de la gestuelle. Pour ma peinture la gestuelle est très importante. La précision du geste, le dynamisme, la fluidité sont retranscrits. Quand je regarde des peintures d’autres graffeurs, c’est le geste que je ressens et que je vois. Quand on peint une fleur, tout le monde voit en une fraction de seconde que c’est une fleur et passe à autre chose. Tandis que pour les peintures que j’essaie de faire, on peut en profiter un peu plus. Chacun avec sa sensibilité, son point de vue, sa culture, son bagage est totalement libre de faire voyager son esprit… si ça peut faire voyager une personnes pendant 5, 10 min ou un  quart d’heure c’est génial.


Tu as peint avec du monde. Peux-tu par exemple nous parler de tes peintures avec Lokiss ?
Lokiss fait partie de la première vague de graffeurs à Paris. Et on s’est tous croisés au terrain de La Chapelle. C’est vrai que j’avais plus d’affinités avec Lokiss que je voyais aussi en dehors du terrain vague. Et puis chacun son chemin. Par la suite on a pu travailler ensemble sur différents projets. Soit qui émanaient de nous comme à un endroit où Lokiss peignait beaucoup, à côté de Convention. Et puis aussi des plans par la suite comme à Niort, avec d’autres. C’est là-bas qu’il avait d’ailleurs rencontré Daim. C’était une bonne rencontre car on fait partie de la première génération de graffeurs qui peignent toujours sans s’être arrêtés entre temps, et il n’y en a pas beaucoup en fait.


Vous étiez peu au départ…
… et encore moins à l’arrivée !



Interview réalisée par Bernard Fontaine. Paris, mai 2014
Les images sont © Darco