Tu as une double culture (française et allemande). Peux-tu nous dire ce qu’elle a déterminé chez toi et dans ton travail ?
Effectivement je suis né à
l’étranger. Je suis venu en France quand j’étais tout petit, vers 6-7 ans. Ne
parlant pas français, il a fallu que j’aille dans une école étrangère en
France. J’ai grandi avec ces deux cultures qui sont assez opposées mais très
enrichissantes. Ça m’a permis d’avoir une vision plurinationale par rapport à
tout. Et pour le graffiti writing,
pour le hip-hop, ça m’a donné rapidement envie d’aller voir ce qui se passait
ailleurs qu’à Paris. Je n’étais pas tout seul dans ce cas là. Il y avait un
autre Franco-allemand dans notre groupe, Gawki. On est allé voir ce qui se
passait en Allemagne. À l’époque en France les gens ne
partaient pas du tout à l’étranger, et en sens inverse les étrangers n’étaient
pas forcément bien accueillis en France. Pour moi le fait d’avoir été immigré
et confronté jeune à ça m’a donné l’envie d’aller voir ailleurs et rencontrer
des gens, trouver des affinités artistiques avec eux. Et dans le hip-hop, je pouvais rencontrer aussi bien des DJ que des
danseurs, des MC ou des graffeurs.
Concernant le développement du graffiti à ses débuts, quelles
différences as-tu pu observer entre la France et l’Allemagne ?
La particularité de la France
c’est que tout se passait à Paris au début. Ailleurs c’est venu plus tard. En
Allemagne au contraire c’est une fédération donc il n’y a pas qu’un seul centre
mais plusieurs. Cela se ressent dans tout, et dans le hip-hop et le graffiti
aussi. Chaque endroit a son style et sa façon de faire, son courant, ses
protagonistes, sa culture. Et toutes les villes sont complémentaires. Par exemple à Munich, il y avait
une grande facilité à faire de grandes fresques parce que des immenses murs
dans le centre-ville visibles par tout le monde ont été donnés aux
graffeurs pour s’exprimer. Il y a donc
eu une tolérance et même un soutien de la part de la Ville en parallèle d’une répression
et de poursuites assez drastiques puisque la Soko Graffiti – "Sonderkommission-Graffiti", la police anti-graffiti – a été la
première en Europe avec la Hollande. À Berlin il y avait du graffiti en
général, mais pour le writing il y
avait peu de chose. Par contre à Dortmund il y en avait beaucoup parce qu’ils
étaient influencés par Amsterdam. C’était plus « vandale » (même si
j’aime pas trop ce terme parce qu’il est péjoratif) puisqu’il y avait peu de
murs d’expression libre et de volonté politique allant dans ce sens, bien au
contraire. C’était plus une recherche d’efficacité et de quantité qu’à Munich
où la recherche était artistique.
Le groupe FBI (Fabulous Bomb Inability) auquel tu appartiens est varié
dans ses pratiques, un peu à l’image de l’Allemagne que tu évoques. Comment
vous êtes-vous réparti les rôles ?
Au départ FBI a été crée en
France, on était quatre (moi, Gawki, Scale et Croy2). On a surtout fait des
voies de chemin de fer autour de Saint-Lazare et l’Ouest parisien. Très tôt
nous avons voyagé et rencontré d’autres graffeurs. Des Allemands mais aussi des
Anglais. On a voyagé et peint ensemble. Ce qui nous intéressait n’était pas de
faire des fresques dans des terrains vagues ; d’abord parce qu’il y en
avait pas beaucoup et ensuite parce que les fresques n’étaient pas visibles par
d’autres gens que ceux qui s’intéressaient à la culture hip-hop. Ce qui nous
intéressait était de montrer des graffitis de la meilleure qualité possible à
des endroits visibles par tout le monde. Donc on a peint le long des voies
ferrées presque exclusivement des graffs en couleurs de façon un peu complexe.
Et quand on a pu s’exprimer sans les contraintes du risque, on est allé peindre
ailleurs en France et à l’étranger. Très vite on a fait des fresques avec des
concepts. C’est-à-dire pas seulement des patchworks de graffs, avec un même
fond par exemple, mais une fresque avec un thème, des idées que chacun
interprétait à sa manière.
Parle-nous de cette fameuse ligne Saint-Lazare…
Il y avait des chromes mais
surtout des fresques élaborées, c’est sa particularité. Même pendant la période
où il n’y avait plus Stalingrad ou d’autres terrains où les gens peignaient.
Comment parlerais-tu de ton style et de ceux que vous avez développés
avec les FBI ?
C’est vrai que j’essaie un peu de te faire dire qu’il y a d’un côté le
vandale et de l’autre la fresque mais je me rends compte que pour toi c’est la
même chose…
Je ne peux pas parler de mon
style en fait, mais j’ai passé des nuits entières à dessiner des bouts de
flèches, des lettres, des mots, avec Gawki ou Scale notamment. On essayait de
trouver des nouvelles phases, des nouvelles formes, des nouvelles dynamiques,
des nouvelles gestuelles et d’interpréter ce qui
a été importé des États-Unis, comme ont fait tous ceux qui n’habitaient pas
New-York à l’époque. Et trouver quelque chose pour faire la différence. Mais je n’aime pas trop expliquer
les choses. Je trouve que beaucoup de gens passent plus de temps à expliquer,
ce qui enferme le regard du spectateur. Et moi j’ai plus envie de laisser libre
cours à l’imagination de quelqu’un.
Tu as peur que l’on t’enferme dans une case où tu ne puisses plus en
sortir ?
À la base on expliquait rien. On
mettait notre nom, notre blaze quelque part et puis voilà. En essayant de le
faire le mieux possible selon le contexte, qu’on ait un quart d’heure, deux
heures ou qu’il fasse nuit. Je ne peux pas en parler. Ça s’apprend dans les
écoles d’art, mais pas à l’école de la rue qui à mon sens est un peu plus pure
(sourire).
Contrairement à de nombreux graffeurs qui ont été stoppés par la
répression de la SNCF, toi tu as réussi à renverser les choses en continuant à
imposer tes graffitis le long des voies ferrées même après ton arrestation en
1989…
Oui, après c’était pas très
agréable de se faire arrêter, en plus ça a duré longtemps. C’était la première
fois que l’on faisait un procès à un graffeur en France. Il y avait une grosse
incompréhension et un micmac politique : à l’époque il y avait les
problèmes des banlieues et des bandes. Tout ça
venait d’arriver et on a tout mis dans le même sac. Effectivement ils en ont
chopé un, et c’était moi. Ils ont voulu surtout statuer un exemple [une peine
de 3 mois et demi de prison ferme plus l’équivalent de 114 000 euros
transformé en travaux d’intérêts généraux après appel NDLR]. J’avais tellement
plus rien à perdre que je suis allé voir différentes personnes pour discuter. À
l’époque en plus il n’y avait pas d’historique sur ça en France. Ma démarche n’était
pas du tout dans la destruction. D’ailleurs elle ne l’est toujours pas. J’ai
toujours voulu peindre quelque chose que je trouve joli sur un endroit qui ne
sert à rien visuellement ; que ce soit un transformateur ou un mur sous un
pont. J’ai pu expliquer ça à différentes personnes de la SNCF qui ont compris que ces fresques plaisent mieux aux gens que des murs monochromes,
gris, moroses ou sales. Elles m’ont d’abord demandé d’exécuter mes heures de
TIG en substitution de la peine de prison initialement prononcée. (Au départ en
nettoyant des trains, puis en faisant une fresque dans une station). Alors que
mon travail d’intérêt général était terminé, elles m’ont commandité plusieurs
fresques à plusieurs endroits.
Notamment à l’entrée de la gare du Nord ?
Pour l’entrée de la gare du Nord,
j’avais été appelé plus tard, en 1994 : j’avais fini mes TIG et les
quelques fresques qu’on m’avait demandé en plus et je ne devais plus rien comme
argent à la SNCF. Le service équipement de la gare du Nord m’a rappelé. Il y
avait un programme de restauration. Ils m’avaient un peu dit les idées qu’ils
avaient et on a travaillé ensemble sur leur élaboration. En terme artistique et
sur les couleurs par exemple. Ils ont fait appel à plusieurs autres artistes et
à moi ils m’ont demandé de faire deux fresques. Elles sont restées des années
sans qu’on y touche.
Finalement n’est-ce pas un peu grâce à la SNCF que tu as pu répondre à
des commandes par la suite ?
Non, car mes premières commandes
je les ai faites en 1986, donc avant le procès qui était en 1989-90. Ce qui
était bizarre pour les gens que j’ai rencontrés, comme les directeurs de la
SNCF, c’était de voir que l’image qui était véhiculée autour de moi, celle
qu’ils avaient dans la tête et que souvent les gens ont dans la tête même
encore aujourd’hui, ne correspondait pas du tout à l’individu qu’ils avaient en
face d’eux. Je n’étais pas dans la destruction. Pour moi ce n’était pas une
recherche d’adrénaline même si il y a eu beaucoup d’aventures. Mais ça ne faisait
pas partie de mes motivations pour aller peindre. Moi, il fallait que je
peigne, point final.
Oui, c’est la même chose. Dès le
départ j’ai peint aussi bien dans la rue que chez moi sur des petits formats,
ne serait-ce que pour essayer la peinture : au lieu de peindre 10 ou 20 m2,
j’en peignais un et ça me permettait d’utiliser moins de peinture pour faire
des essais. Dès le départ j’ai dessiné ou peint en illégal, dans des terrains,
sur des murs autorisés ou commandés. Et ça c’est toujours le même truc, c’est
toujours le même mec qui peint. Pour moi le support est vraiment
secondaire : il peut être en béton, en tissus, en bois, en verre, en
n’importe quoi… c’est plus le contexte et l’endroit qui est intéressant. L’acte
de peindre en lui-même est important et pas seulement pour « l’aventure ». Pour certains le
chemin pour aller là où l’on va peindre est parfois plus important que
l’endroit où l’on peint, ou que l’œuvre en elle-même. Et moi non, c’est la
peinture. Ça nous est arrivé de peindre
sans savoir véritablement comment était le support. Et quand pour diverses
raisons on ne pouvait pas peindre là, on allait ailleurs. Ce qui est important
c’est le geste que j’effectue et qui projette de la peinture. C’est très
important cette chorégraphie et ce qu’il en reste.
Les fresques commandées demandent des compromis…
Évidemment que l’on doit faire
des compromis parce qu’il y a un
commanditaire, quelqu’un qui veut un résultat. Après, souvent j’ai eu la chance
de tomber sur des commanditaires plutôt intelligents qui finalement veulent
quelque chose de qualitatif et non pas une simple illustration de leur
entreprise. Par exemple peindre des croissants sur le mur d’une boulangerie, je
l’ai fait quelques fois quand j’étais plus jeune mais j’ai très vite compris
que ça n’était pas ça que je voulais faire. J’ai besoin d’une liberté
artistique. Il faut que tout le monde respecte tout le monde, son travail et sa
volonté. Et ça peut envoyer tout le monde vers le haut : l’artiste parce
que c’est un challenge qui le force à explorer des domaines auxquels il n’avait
pas forcément pensé à explorer et le commanditaire a un travail de qualité. Une
boulangerie qui a sur sa façade des croissants tagués (et je dis
« tagués » exprès) parce que ça fait branchouille, tout le monde s’en
fout. En revanche la même boulangerie qui va avoir la fresque d’un artiste dans
le respect de son style et de sa démarche artistique, à mon avis c’est d’autant
plus intéressant pour la boulangerie et évidemment pour l’artiste aussi. Après
c’est un travail, et tout travail mérite salaire. Si on accepte n’importe quoi
ça veut dire que ce que tu fais ça ne vaut rien. Ça veut juste dire que t’es
une merde et que ton travail n’a pas de valeur et indirectement tu craches sur
ta propre culture. Et c’est ça que je ne comprends pas. Si cette culture du
graffiti writing est importante pour
quelqu’un, pourquoi cette personne se permet de la travestir et de la
pervertir ?
Oui mais on pourrait avancer comme contre-argument que l’argent fait
partie du système de perversion…
Dans ce cas-là tu restes chez toi
et tu peins dans la rue de nuit et tu ne fais aucun plan. Et si tu acceptes un
plan en le faisant gratuitement, et bien je trouve ça pire. Pendant des années
j’ai lutté parce que pour moi cette culture et cette peinture est tellement
noble, qu’on ne peut pas l’acheter. Mais pour pouvoir continuer à peindre et
assouvir ma passion, j’ai choisi d’être peintre et de la commercialiser. Quitte
à le faire, autant que ça soit le moins pire possible…
Tu n’écris pas seulement « Darco » dans tes productions.
Pourquoi changes-tu de nom dans tes peintures ?
Souvent les graffiti-artists utilisent plusieurs noms, mais je vois à quoi tu
fais allusion. Sans en parler explicitement, disons que je suis un petit peu
schizophrène, pas forcément dans le mauvais sens du terme. Ça me permet de
dissocier mon nom d’artiste officiel, ma démarche professionnelle et ma culture
à laquelle appartient ce mouvement pictural noble qui va pour moi au-delà des
limites de l’art. Mon nom d’artiste c’est Darco, je l’écris quelques fois mais
il y a d’autres lettrages qui me tiennent à cœur, que j’utilise. Je ne suis pas
un « Bomber » dans le sens ou je ne fais pas des panneaux
publicitaires avec mon nom de manière bien lisible et clignotant. Au contraire
je prends ce symbole, ce pictogramme, pour le transformer totalement. Je ne
cherche pas à ce que ça soit lisible. C’est une scission un peu symbolique de
ces deux mondes et un hommage à cette culture qui m’est très chère.
C’est une manière de protéger ton lien intime avec la culture du
graffiti…
Oui, même s’il n’y a pas vraiment
de secret. Je n’en parle pas parce que j’ai le choix finalement…
Les ventes aux enchères de graffitis proposent des œuvres
hétéroclites : on y trouve aussi bien un dessin d’Ernest Pignon-Ernest
qu’un wildstyle ou un pochoir. Qu’en penses-tu ?
Après il y a un gros problème de
terme. Le terme « graffiti » est un fourre-tout un peu péjoratif en
plus, donc il a fallu en inventer d’autres. Sur ma première carte de visite
dans les années 80 il y avait marqué « artiste urbain ». Et
aujourd’hui on y revient. Il y a eu « art de rue »,
« street art » et « art
urbain »… Dans beaucoup de ces endroits on trouve aussi bien des pochoirs
que des affiches que des installations etc. plein de trucs qui sont
assimilables à de l’ « art de rue » mais qui souvent n’ont aucun
rapport avec le graffiti writing.
Pourtant c’est uniquement grâce au graffiti writing
que ce marché-là existe encore aujourd’hui. Et ça je trouve qu’on le dit pas
assez. À un moment les graffitis un peu punk ou les pochoirs des années 80
avaient totalement disparu contrairement au graffiti writing au sujet duquel pendant 30 ans on a entendu que c’était une
mode et que ça allait partir. Et puis finalement on se jette dessus, donc c’est
bien.
Les graffeurs ont été exploités sur le coup…
Oui, quand on labellise une exposition
« graffiti », c’est pas forcément du graffiti qu’on y trouve. Et tout
ça n’existerait pas s’il n’y avait pas eu quelques vandales au départ.
Quels peintres admires-tu, t’influencent ?
Au départ je m’intéresse surtout
à la BD et à l’illustration. Et c’est ma pratique autodidacte et intuitive de
ma peinture qui m’a mené par la suite à m’intéresser à des peintres ou des
artistes visuels. Je n’ai pas de formation artistique, je ne suis pas historien
de l’art, ni spécialiste d’art contemporain mais j’ai vécu et je continue à
vivre un courant artistique depuis son début en France et à ce titre là j’ai pu
m’intéresser à d’autres formes d’art. J’aime beaucoup Georges Mathieu par exemple, M.C. Escher, mais aussi des
illustrateurs de BD comme Druillet, entres autres.
Tes lettres s’affranchissent du domaine de l’illustration qui
t’intéresse au départ, là c’est plutôt non figuratif…
Je n’ai pas envie que les gens
arrivent à lire. Si j’en avais envie, je le ferais. Mais je trouve plus
intéressant cette liberté du regard. Je fais une peinture non figurative et non
pas abstraite, basée sur l’écriture d’un nom. Après je m’éloigne de la fonction
initiale d’une lettre ou d’un symbole pour me concentrer sur le jeu des formes,
des couleurs et surtout de la gestuelle. Pour ma peinture la gestuelle est très
importante. La précision du geste, le dynamisme, la fluidité sont retranscrits.
Quand je regarde des peintures d’autres graffeurs, c’est le geste que je
ressens et que je vois. Quand on peint une fleur, tout le monde voit en une
fraction de seconde que c’est une fleur et passe à autre chose. Tandis que pour
les peintures que j’essaie de faire, on peut en profiter un peu plus. Chacun
avec sa sensibilité, son point de vue, sa culture, son bagage est totalement
libre de faire voyager son esprit… si ça peut faire voyager une personnes
pendant 5, 10 min ou un quart d’heure
c’est génial.
Tu as peint avec du monde. Peux-tu par exemple nous parler de tes
peintures avec Lokiss ?
Lokiss fait partie de la première
vague de graffeurs à Paris. Et on s’est tous croisés au terrain de La Chapelle.
C’est vrai que j’avais plus d’affinités avec Lokiss que je voyais aussi en
dehors du terrain vague. Et puis chacun son chemin. Par la suite on a pu
travailler ensemble sur différents projets. Soit qui émanaient de nous comme à
un endroit où Lokiss peignait beaucoup, à côté de Convention. Et puis aussi des plans par la suite comme à Niort, avec d’autres.
C’est là-bas qu’il avait d’ailleurs rencontré Daim. C’était une bonne rencontre
car on fait partie de la première génération de graffeurs qui peignent toujours
sans s’être arrêtés entre temps, et il n’y en a pas beaucoup en fait.
Vous étiez peu au départ…
… et encore moins à
l’arrivée !
Interview réalisée par Bernard Fontaine. Paris, mai 2014
Les images sont © Darco
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