Nous avons beaucoup apprécié cet album et nous le recommandons très fortement à la lecture des jeunes de la fin de l’école primaire et du collège ; toutefois notre regard critique s’est arrêté sur quelques points qui nous chagrinent. Il nous a semblé utile de les signaler pour le lecteur adulte, car celui-ci doit pouvoir distinguer les faits historiques des informations fictives lorsqu’un ouvrage se dit « basé sur une histoire vraie ». Ce livre reconstitue la vie d’Alouache Ahmed Said Ben Hadj né en 1884 dans l’ouest algérien ; les pages documentaires affirment qu’il est incorporé en 1912 lors de la levée des premiers appelés indigènes. C’est le gouvernement de Clémenceau qui met en place cette mesure de conscription où ne sont appelés qu’une faible partie du contingent (il y a tirage au sort en Algérie alors qu’en métropole, le système des bons et mauvais numéros a disparu depuis environ un quart de siècle). Les Européens d’Afrique du nord s’opposent à cette décision qui est perçue comme une menace d’acquisition de la citoyenneté par les musulmans. Toutefois une recherche, que nous a communiquée l’auteur à notre demande devant certaines interrogations que nous avions, révèle que né en 1884 (comme il est dit dans le livre) il s’engage en fait en 1905 et participe à la conquête du Maroc.
Le régiment d’Alouache est composé de “turcos“, cette qualification remonte à la guerre de Crimée et provient des Russes car l’uniforme des tirailleurs algériens rappelaient aux soldats tzaristes celui des armées ottomanes avec qui ils s’étaient plusieurs fois affrontés. Composés au départ d’hommes de troupes levées en Algérie, les Turcos s’enrichirent par la suite de soldats provenant de Tunisie.
Le régiment d’Alouache est composé de “turcos“, cette qualification remonte à la guerre de Crimée et provient des Russes car l’uniforme des tirailleurs algériens rappelaient aux soldats tzaristes celui des armées ottomanes avec qui ils s’étaient plusieurs fois affrontés. Composés au départ d’hommes de troupes levées en Algérie, les Turcos s’enrichirent par la suite de soldats provenant de Tunisie.
Le narrateur est Slimane, un caporal, qui au début 1919 retrace sa participation et celle de son camarade aux combats de la Première Guerre mondiale sur le front occidental depuis leur arrivée au front début septembre 1914 pour participer à la bataille de la Marne jusqu’au décès d’Alouache. Ce premier épisode de la Grande Guerre est l’occasion de dessiner Joffre en le précisant et Gallieni sans en informer le lecteur. Le détachement part en suite combattre au bois triangulaire (il aurait été utile de faire comprendre que l’on se trouvait là aux limites de la Somme et du Pas-de-Calais), puis successivement aux environs d’Ypres, de Nieuport, Vimy (en Artois), sur la butte de Souain (présentée par erreur comme la butte de Soudains, ce qui est fort regrettable car les quatre caporaux de Souain sont les fusillés pour l’exemple les plus connus) et dans le bois Sabot (à l’est de Reims), pour “une grande offensive“ à une date et lieu indéterminés (il s’agit très vraisemblablement de l’offensive Nivelle), de Verdun, de Compiègne et de Soissons. C’est au hameau de Tigny (commune de Parcy-et-Tigny) au sud de Soissons, lors du début des offensives successives qui vont conduire au recul général de l’armée allemande, qu’il est blessé et il décède le 20 juillet 1918 ; il est alors sergent au 11e régiment de tirailleurs algériens. Une anecdote sans grand intérêt dans la zone française des armées en 1916 (donc à une distance raisonnable du front) permet de croquer la ville de Laon (il s’agit d’un anachronisme car la cité est aux mains des Allemands durant quasiment tout le conflit). La vie dans les tranchées est bien décrite dans ses aspects quotidiens et pour ses dangers (comme l’attaque aux gaz).
Sans insister sur la dimension morbide du récit, les auteurs rendent celle-ci à travers quelques vignettes (comme avec ce corps putréfié dans des barbelés) ; la lecture de cet album ne devrait pas se traduire par des cauchemars chez les plus jeunes de ses lecteurs (il convient à des jeunes d’au moins neuf ans et à des adultes). L’aviation est présente, par contre on ne découvre aucun char alors que leur rôle compte beaucoup à la fin du conflit. Le dessinateur a fait le choix d’un décor non fouillé afin de mieux centrer le lecteur sur le devenir des personnages, la dominante pastel aide à porter la dimension du souvenir immédiat chez le narrateur et historique pour celui qui découvre l’album.
Si une phrase met en avant le fait que les troupes indigènes auraient pu être mises volontairement plus en danger que les soldats métropolitains, l’idée n’est pas développée dans une perspective hagiographique et l’hommage final concerne tous les combattants des deux camps. Le regard porté par les tirailleurs sur ce conflit d’Européens permet de mieux percevoir à la fois la dimension de haine et de férocité qui animent les ennemis respectifs, la perte de repères des troupes indigènes et le discours intégratif à la nation française qui leur est adressé dans cette période (alors qu’ils ne bénéficient pas du statut de citoyen). Quelques pages documentaires complètent les pages de BD, les illustrations sont très intéressantes pour un public de jeunes lecteurs. Le blog autour de cette BD http://turcos-bd.blogspot.fr/ apporte quelques informations complémentaires. Il est à noter que cet album avait été sélectionné par le jury présidé par Eva Joly pour l’attribution possible du prix Tournesol 2012 décerné par les écologistes français et belges en marge du festival de BD d’Angoulême. Se termine fin juin 2012 la présentation de nombreuses planches originales de Turcos, le jasmin et la boue à la médiathèque de l’université Rennes II, dans le cadre de l’expositionL’Algérie en images motivée par l’année de l’Algérie.
Dans la vision dans les journaux pour enfants de l’époque des troupes coloniales, il faut distinguer le discours tenu sur celles dites de la Force noire de celui se rapportant aux troupes levées dans le Maghreb. Notre album n’évoquant que les secondes, nous restreignons notre discours à celles-ci. Le recrutement ne se fait pas sans difficulté, même si ce sont un peu plus de 600 000 soldats de l’ensemble des colonies qui furent mobilisés, et cela transparaît ponctuellement (et de manière déguisée) dans ce type de presse. Le héros pour l’ensemble des numéros des Trois Couleurs est Berlinier (notons au passage la forme approchée de “berliner“). Pour l’exemplaire du 10 octobre 1918, ce dernier part en mission au Maroc et « procéda à l’embarquement. Ce fut assez long car, si la plupart des Marocains sont assez disciplinés pour monter à bord sans récriminations, quelques-uns d’entre eux qu’un voyage en mer effrayait faisaient toutes sortes de difficulté. Mais Berlinier, avec l’aide de quelques hommes de la prévôté, employa des arguments sans réplique ». Durant la Belle Époque et ensuite dans les Années folles (marquées à leur début par la Guerre du Rif) les personnages arabes sont généralement fourbes et cruels dans les journaux pour les jeunes. Toutefois dans la presse pour les jeunes entre 1915 et 1920 ces derniers voient leur ruse et leur combativité valorisées. Les comparaisons renvoient à une dimension parfois animale car la ruse est celle du renard et la force celle du lion et ils sont là pour mettre les soldats allemands dans des positions humiliantes ou leur faire subir des tortures auxquelles un Français de métropole ne pourrait se résoudre, pour également aller en utilisant des armes blanches dans la tranchées adverse la nuit afin de faire des prisonniers ramenés pour obtenir des informations. Dans leur rôle de vengeur des populations civiles et militaires de métropole et de terreur des troupes allemandes, ils remplacent progressivement les Russes au fur et à mesure que ces derniers enregistrent des échecs sur le front est.
Alain CHIRON
Tarek et Baptist Payen. Turcos, le jasmin et la boue. Tartamudo, 2011. 14 euros. ISBN 978-2-91086-793-3. 64 pages. À partir de neuf ans.
(Source : Turcos, le jasmin et la boue : une BD autour de la participation des troupes d’Afrique du Nord au combat | Ceux de 14)